Chez les Grecs de l’Antiquité, les pratiques sexuelles étaient déjà politiquement signifiantes. Si vous pénétriez vous étiez un sujet politique, si vous vous faisiez pénétrer vous ne l’étiez pas (esclaves, femmes) ou pas encore (jeunes hommes). 2000 ans et quelque plus tard nos pratiques sexuelles continuent de signifier des rapports de force entre les individus.
Je me souviens d’un garçon qui m’a « volé »un baiser. On avait 15 ou 16 ans, on était belle et beau, on était dans un café, c’était l’après-midi, il y avait du monde. Avec un sourire éblouissant, il a maintenu de force mon visage dans ses mains pour m’embrasser. Tout le monde a fait comme si c’était charmant, même moi. A l’intérieur, j’étais pourtant très mal à l’aise, parce que j’avais été forcée et que c’est désagréable, et aussi parce que je me demandais si je devais être flattée (validée) ou pas.
Dans notre culture hétérosexuelle, et encore coloniale, et toujours classiste, l’érotisation du pouvoir est omniprésente et presque systématiquement implicite. C’est le ressort principal des histoires qu’on se raconte (publicités, films, séries, livres, chansons), ça sous-tend nos rapports aux autres qu’ils soient politiques, de travail, marchands, amoureux, amicaux, familiaux, et ça se confond avec la culture du viol.
A ma connaissance, la seule situation où l’érotisation du pouvoir s’énonce clairement, c’est dans l’offre de service de la Domina. Mais, à la différence de l’agression relatée plus haut, le jeu se pratique dans un cadre consensuel : on se met d’accord sur nos limites (si ce cadre était transgressé, alors ce ne serait pas du travail du sexe mais une agression, pas un client mais un agresseur). Pourtant la circulation du pouvoir reste ambiguë, car en plus des ordres de la Domina sur le corps du client (l’explicite), le pouvoir circule à travers l’argent échangé contre service (semi-explicite, les clients aimant bien oublier cette donnée) dans un contexte social où la domination économique est souvent à l’inverse de la domination sexuelle en train de s’opérer (implicite), le tout dans un cadre réglementaire très défavorable à la travailleuse du sexe (implicite). Bon. Mais l’exercice de la domination sexuelle (en tant que femme) c’est un peu la chaussette retournée de l’hétérosexualité, quelque chose qu’on qualifie facilement (et abusivement) de marginal et qu’ainsi, on peut maintenir à distance. Autrement plus familière, c’est à dire plus menaçante, est la proposition des Escorts qui re-présente sous les néons du marché ce qui est habituellement tamisé par le mot « amour ». Qu’est-ce que je dois te promettre pour pouvoir te pénétrer ? Quelles transactions matérielles ou symboliques me font accepter et/ou désirer que tu me pénètres ?
Le plus souvent l’amour n’est qu’un type particulièrement efficace de lubrifiant
La proposition des escorts permet d’observer à la loupe l’échange de valeurs (monétaire, identitaire) qui structure le rapport sexuel hétérosexuel. Si c’est une réalité brutale, ce n’est pas de la responsabilité des Escorts ou de leurs clients. C’est le « contrat social hétérosexuel » qui est brutal. « Vivre en société c’est vivre en hétérosexualité » écrit encore Monique Wittig dans La pensée straight, un texte dans lequel elle montre que l’hétérosexualité n’est pas seulement une orientation sexuelle mais un régime politique où la catégorie « homme » utilise (approprie) la catégorie « femme » pour se définir en tant que sujet. Dans une telle société comment vivre une sexualité qui ne soit pas prise dans des dynamiques de pouvoir ?
Cette montée d’un désir carnivore qui nous fait sentir intensément vivant, dans lequel tant que ça dure, il n’y a pas de place pour le doute ; ce désir violent, c’est Saint-Augustin qui le définit avec ce terme chelou de libido. Pour lui, la libido c’est la part maudite de la sexualité. Maudite parce qu’elle échapperait à notre volonté et qu’ainsi elle réactiverait en nous ce qui aurait désobéi à Dieu. Ça fait beaucoup de conditionnel mais surtout ça nous ramène au pouvoir.
Je pense que, cette sensation, ce mot de libido, c’est d’abord un désir de pouvoir. Et plus précisément, un désir de pouvoir qui recouvre un autre désir qui est le désir réellement irrépressible, qu’on ne sait pas comment assouvir autrement et qui est le désir de validation sociale. Validation à nos propres yeux qui nous regardent à travers l’omniscience de la société toute entière, toute entière enkystée en nous-même.
Ce serait amusant d’étudier comment la sexualité est devenue le cache-sexe du pouvoir, qui est l’inavouable ; et le pouvoir, le cache-sexe du sentiment d’illégitimité qui est le trop douloureux pour être pensé.
Amusant aussi que ce soit Sigmund Freud, un homme enraciné dans cette fin de 19e siècle qui a magnifiquement érigé l’hypocrisie bourgeoise en norme universelle, qui ait popularisé l’idée de la libido comme pulsion sexuelle dont le devenir plus ou moins contrarié informerait tous nos comportements. Ça me fait d’ailleurs penser à cet autre terme, qui nous a été inculqué par le même Sigmund : l’inconscient, qui est quand même une théorie bien pratique pour vivre confortablement avec sa lâcheté.
Alors, dans un geste qu’on pourra dire œdipien, si on voulait jouer encore un peu avec papa Freud, je dis moi que la libido c’est plutôt le besoin irrépressible de validation sociale qui flaire l’occasion de se rassurer à travers le pouvoir qu’on pourrait prendre sur le corps des autres. Ça peut être au moyen du sexe, mais aussi par la torture, la menace, toutes sortes de contraintes économiques, médiatiques, etc. Dans les jeux de pouvoir, la sexualité est une technologie parmi d’autres, à côté de l’argent, du langage ou encore de l’administration.
Ici, toutes les activités humaines sont tutorées par la tension entre domination et soumission ; de la sexualité au travail, de la politique à la parentalité, de l’agriculture à l’exploration spatiale. Et les conséquences ne concernent pas seulement les humains mais l’ensemble des animaux, les insectes, les arbres, l’océan, les fleurs, les champignons, la respirabilité du monde.
Si je regarde la sexualité, c’est parce que c’est un domaine que je connais mieux que d’autres. Et ce n’est pas vraiment un choix. C’est qu’ayant été assignée femme à la naissance, j’ai été rangée du côté de l’objet sexuel avec pour mission (implicite) d’essayer de me conformer à ça. Je me suis intéressée au sexe parce que la quasi totalité de mes interactions sociales me ramenaient à la question de savoir si oui ou non j’étais baisable. Or je n’ai jamais été une bonne meuf. Mon attitude coïncidant mal avec « le féminin ». Alors, comme sainte Virginie Despentes, moi aussi, j’écris de chez les moches.
Peut-on vivre une sexualité qui ne soit pas inscrite dans des dynamiques de pouvoir ?
Les premières réponses qui me viennent sont le tantra (vu de l’Ouest du planisphère) et l’écosexualité ; et autant le dire tout de suite je ne suis pas convaincue.
Je n’ai jamais eu le courage de m’investir sérieusement dans la pratique du tantra (prenez la suite en gardant ça en tête). La binarité féminin-masculin du truc m’agace, cette certitude de bienveillance avec laquelle les instructeurices se présentent me fait flipper, sans compter que j’ai un sérieux doute quant à la manière dont on s’est approprié un système né dans une culture aussi différente. Aussi, l’absence de perspective politique me laisse perplexe. Je ne nie pas l’intérêt de la pensée magique mais je la préfère articulée à une action politique plutôt qu’à l’egotrip mystique de quelques-uns.
L’autre truc qui me gêne dans ces pratiques qui se présentent comme des alternatives non inscrites dans des dynamiques de pouvoir, c’est qu’elles s’inscrivent quand même dans des dynamiques de pouvoir. Le savoir-pouvoir dont parlait Michel Foucault. Les « enseignements » transitent toujours par un sachant, une guide, qui affirme posséder des réponses à nos problèmes et nous les transmettre au cours d’une initiation grâce à laquelle nous pourrons nous-même enseigner d’autres corps. Je te dis comment vivre ta vie sexuelle et j’en jouis. On n’est pas très loin des directeurices de conscience du XIXe siècle. Ça me revient chaque fois que quelqu’un veut me donner des leçons de sexe. Je me méfie des bienveillantes, des bienveillants, quel est ce bien sur lequel veillent ces gens ? Neuf fois sur dix c’est une histoire de pouvoir.
Sachant cela, qu’on ne s’empêche pas pourtant de glaner quelques technologies utiles. C’est à travers mes pratiques de tantra, tao et autre yoga vu de l’Ouest que j’ai découvert la dissociation de l’orgasme et de l’éjaculation, les orgasmes multiples, la capacité à orgasmer au-delà de la zone génitale et l’intérêt de la respiration pour exciter divers endroits du corps, dont le sexe ; c’est quand même une bonne base pour une boîte à outils.
L’écosexualité m’intéresse plus parce que j’y retrouve des choses qui me rappellent l’enfance, c’est-à-dire un état de ma sexualité d’avant que j’intègre les rapports de pouvoir : sentir la caresse de l’eau, du vent, profiter d’une paroi rocheuse encore chaude de soleil sous mon ventre, enfoncer mes pieds dans le sable, être roulée dans les vagues, se laisser traverser par la musique, danser. Autant de plaisirs concrets qui me mettent en lien avec le reste du vivant.
Toutefois, je ne parviens pas à considérer ces éléments comme des partenaires sexuels. Entre moi et les plantes, les insectes, les animaux, il est beaucoup plus question d’amour (pas le lubrifiant cette fois) que de sexe. Pour que je puisse qualifier cette relation de sexuelle il me manque de savoir y identifier une intention qui me concernerait, moi, entité singulière. Il me manque une parole adressée, que je pourrais choisir de recevoir ou de refuser.
Si allongée dans un parc, l’herbe poussait rapidement autour de moi pour me recouvrir et me caresser, alors je pourrais la considérer comme une partenaire sexuelle et ce serait woaw. Mais l’herbe ne montre pas d’intention à mon égard, ou pas que je sache déchiffrer. Cela tient peut-être à mon assez grande ignorance des vies autres qu’humaines, peut-être qu’une personne ayant une intimité plus grande avec ces vies sait entrer dans des interactions sexuelles avec elles. Vos témoignages seraient bienvenus.
Pour ma part, je choisis de recentrer mes réflexions sur les interactions que je peux comprendre – au moins un peu – entre êtres humains adultes, et sur les pratiques sexuelles que nous partageons depuis des millénaires : gestes et discours. Donc, si on essaye de séparer les jeux de pouvoir des pratiques sexuelles, qu’est-ce qu’il reste ? Je propose de faire l’exercice avec une pratique sélectionnée rien moins qu’au hasard, parce qu’elle continue de confisquer la définition de la sexualité, la pénétration.
Plutôt que la pratique conquérante d’une personne dominante, la pénétration peut être vécue comme le fait d’avoir un de ses membres accueilli par le corps de l’autre. Une invitation
Cette réalité est particulièrement sensible si vous pratiquez le fist annal qui consiste à insérer sa main dans l’anus d’une autre personne. Vu la différence de taille, à moins de vouloir infliger des dommages, on est moins en train de pénétrer qu’en train d’attendre que la porte s’ouvre. Pour que les sphincters se relâchent et acceptent la pénétration, vous avez à gagner la confiance du corps de l’autre. Ce n’est pas le rythme de ce que vous voulez qui compte mais celui du corps qui accueille (ou pas) votre main. Ça se fait le plus souvent petit à petit, parfois vraiment un millimètre après l’autre. Ainsi, en tant que personne pénétrante, vous agissez avec une forme de souci, au sens du care, du monde dans lequel vous pénétrez. Ça n’empêche pas la vigueur mais, d’abord, on s’assure d’être bien accueillie.
Comme je n’ai pas de bite biologique, le fist a été ma première expérience de pénétration profonde, la première fois que mon corps organique (ma main) prenait place dans le corps organique de l’autre (son anus). Chaque fois, je suis surprise par la chaleur, 37° Celsius c’est beaucoup. Mais la chose qui me plaît infiniment dans le fist c’est de parcourir un territoire, recoins plis et aspérités dont chacune produit des effets différents selon les personnes. Comme je n’espère pas me faire jouir de la main, je visite, j’observe, je tente des choses et je m’adapte aux réponses, et parfois aux demandes. Je découvre l’autre.
Le plaisir de découvrir court-circuite le réflexe de consommation. Si ce qu’on veut c’est pénétrer notre partenaire, une fois que c’est fait ben, y a plus qu’à jouir ; méfait accompli, comme dirait les jumeaux Weaslay. Mais si ce qu’on veut c’est être invitée par l’autre, le moment où on entre n’est plus la fin mais le début de quelque chose, d’une rencontre. Or une rencontre ça ne se consomme pas, ça ne produit pas du déchet qu’il faudra ensuite revaloriser. Ça dure dans le temps, éventuellement c’est la prémisse d’une relation. Rien ne se dévalorise dans la rencontre parce que personne ne consomme personne.
Quand je suis invitée quelque part, si on me demande d’enlever mes chaussures j’enlève mes chaussures, si on me demande de les garder je les garde. J’adapte mon rythme à l’univers dans lequel je rentre. Je regarde ce qu’on veut bien me montrer. Je ne fouille pas dans les tiroirs sans y être invitée et je ne me barre évidemment pas avec l’argenterie. Je ne dis pas qu’on s’oblige à la bienséance bourgeoise, si tout le monde en a envie, aucune raison de se priver de pratiques, quand bien même elles peuvent être perçues comme brutales depuis l’extérieur. Ne confondons pas consentement et douceur. Il y a des mots doux qui assassinent et des non retentissants comme des gifles qui pourtant soignent.
Opérons maintenant un retournement à 180° pour adopter la perspective de la personne « pénétrée ». Un nouveau mot circule déjà qui change la dynamique de pouvoir : c’est circlure, la circlusion dans sa forme nominale. Un néologisme créé par l’autrice Bini Adamczak pour désigner « l’action consistant à enfiler, enserrer ou engloutir un pénis dans son vagin ou son rectum », définition copiée du Wiktionnaire. J’aime bien aussi « chatter » qui serait une sous-catégorie de la circlusion puisqu’on peut aussi circlure avec un anus. Avec la circlusion, il y a un circluant et un circlué, une personne présentée comme active et une personne présentée comme passive. Et on retombe dans le filet des binarismes (actif, haut, chaud, vertical, dominant versus passif, bas, froid, horizontal, dominé). On change bien la direction dans laquelle s’exerce l’action (la domination), mais on est toujours dans un discours hiérarchisé articulé à une pratique sexuelle. Alors, je reprends mon balluchon-métaphore de l’invitation qui me plaît mieux parce qu’elle est relationnelle.
L’invitation implique « l’hôte », un mot qui désigne la personne qui donne l’hospitalité aussi bien que celle qui la reçoit ; il a le switch intégré
J’aime aussi que le terme invitation convoque tout le corps et même plus grand que le corps ; l’espace entre nous, tandis que « pénétration » zoome et découpe dans les chairs, et même dans le corps du temps.
Cet espace entre nous est une matière malléable qu’on peut charger de toutes sortes d’intentions, notamment sexuelles : des corps pris dans leur environnement et puis des rapprochements, des frôlements, des reprises de distance, de longs mètres interminables qu’on ne sait pas et qu’on ne peut pas toujours réduire, des tressaillements, des regards qui abolissent le système métrique, des centimètres qui deviennent denses compactés en quelques millilitres d’air chaud entre quatre lèvres. Comment on entre dans l’espace de l’autre ? Comment on invite l’autre dans son propre espace ? Ou comment on ferme la porte ? C’est à l’endroit de nos pratiques sexuelles de l’espace, sans doute, que devrait s’exprimer et être entendu, le premier consentement ou la première absence de consentement.
Là où le terme pénétration ignore la volonté de la personne pénétrée qui à la rigueur pourrait n’être que matière inerte, l’invitation suppose l’activité d’accueillir. Alors deviennent lisibles tous les gestes qui sont faits pour recevoir et qui marquent la volonté en action d’une personne : écarter les lèvres, les jambes, les fesses, détendre ou contracter ses muscles, respirer, basculer le bassin, accrocher ses jambes à la taille, aux épaules de la ou du partenaire, etc.
Il me semble aussi que penser la pénétration en terme d’invitation permet à chaque personne de prendre soin d’un continuum de consentement qui concerne tous les individus impliqués dans le rapport sexuel, y compris soi-même. Si on attend vraiment des gestes d’invite de notre hôte alors, un corps qui deviendrait raide, mécanique ou muet devrait nous alerter, nous arrêter, qu’il s’agisse de celui de l’autre ou de notre propre corps.
Si dans le rapport sexuel, il n’y a de place que pour notre envie de jouir et pas pour l’envie d’être là, de parcourir l’espace de l’autre, si son paysage intérieur ne suscite pas notre curiosité, peut-être qu’on devrait se demander pourquoi on accepte l’invitation. Je ne dis pas que c’est mal de jouer le jeu de pouvoir de la pénétration hein – je comprends bien que ça puisse nous – enfin vous – exciter, on n’est pas hors sol, mais je dis qu’alors on est en train d’utiliser la sexualité pour assouvir un autre besoin. Et mon propos ici est chercher ce que serait une sexualité hors enjeux de pouvoir. Ce qui ne signifie pas sans puissance.
L’invitation fait surgir un face-à-face qui fait saillir la nécessité du consentement explicite
Le mot « autre » a tant autorisé la réduction en stéréotypes qu’il est devenu un risque que nous ne devrions pas prendre pour le moment. Nous résisterions mieux à l’écrasement en pensant, des vis-à-vis, des face-à-face. La personne qui m’invite n’est pas moi. La personne que j’invite n’est pas moi. Et cette distinction recrée perpétuellement une zone floue dans la relation, un flou que nous avons à clarifier au fur et à mesure qu’il ne cesse d’apparaître. Chez les uns, vous allez prendre un verre dans le placard et vos hôtes en concluent que vous êtes à l’aise et tout le monde est content ; chez les autres, le même geste tue l’ambiance ; et selon les circonstances les mêmes personnes ne perçoivent pas le même geste de la même manière.
A 15 ans, j’étais hyper fière que mon compagnon me touche les seins, même en public. Ça me donnait l’impression d’avoir gagné à la loterie, et l’excitation n’était pas loin. A 40 ans, le même geste, fait par mon compagnon d’alors, m’insupportait, même en privé.
Entre les deux, il y a eu des centaines d’attouchements non consentis sur mes seins, mon cul ou ma chatte, au marché, dans des chambres, des cabines d’essayages, dans le métro, des cabinets médicaux, des fêtes, des hôpitaux et rien que ça, justifierait que j’en peux plus d’être envisagée comme la bête sur laquelle on peut se servir. Mais mon changement d’appréciation n’est pas le résultat de ces agressions, qui au moins s’imposent pour ce qu’elles sont. Non, ce qui ne passe plus, c’est le script. C’est être assignée à jouer un rôle qui a été écrit sans moi, réduite à un stéréotype, contrainte à faire « la femme ».
Me toucher les seins, comme on enfonce un bouton programme sur la machine à laver. Je suis sensée être flattée (lavage), excitée (rinçage), reconnaissante (essorage). Déso pas déso, ça fait bien longtemps que je ne ressens plus ni l’un, ni l’autre, ni l’autre. A 20 ans déjà ça me foutait juste les nerfs en pelote. Mais je n’étais pas assez armée intellectuellement pour comprendre que ce geste m’imposait d’incarner la pantomime d’une excitation que je ne ressentais déjà plus. Alors, ce qui me tombait dessus, ce n’était pas la colère, c’était l’ennui. Un ennui plombant à travers lequel je me regardais me faire agir comme une marionnette. L’autre option, refuser, impliquait de dealer avec le stigmate d’être celle qui dit non, refuse le rapport sexuel, est tenue pour responsable du couple qui s’abîme. Autant dire un suicide social, puisque je suis identifiée comme femme. Bizarrement, personne ne se souvient jamais que c’est le geste initial qui était problématique : en fait on n’impose pas un contact main-sein à quelqu’un, jamais, pour aucune raison.
Les scripts sexuels de l’hétérosexualité présupposent les corps et leurs réactions
Ces pseudo modes d’emploi sont perçus comme rassurants mais comme ils ignorent l’imprévisibilité du monde et donc le consentement, ils créent des contraintes, de la violence, et puis ils sont étriqués. Par exemple ils taisent l’orgasme prostatique. Et cela fait sens lorsque la sexualité est instrumentalisée pour nourrir des jeux de pouvoir dans un régime où l’homme ne doit pas être pénétré/dominé. Mais dans une sexualité consacrée au plaisir c’est aussi bizarre qu’ignorer le clitoris.
Les mauvais coups existent. Ce sont ces personnes qui utilisent la sexualité pour ré-assurer leur appartenance à une norme quelconque (exemple : je pénètre une femme=je suis un homme). Ce n’est pas avec toi que ces gens couchent mais avec leur crew (exemple : le boy’s club). Au « partenaire », ça donne cette impression pénible de faire de la figuration dans sa propre vie. Et mon ennui profond, chéri, tu le sens bien ?
A ces personnes, franchement, il ne sert à rien d’expliquer. C’est temps perdu et espoirs toujours déçus car comme elles n’attendent que des réactions conformes au programme, « tu » n’existes pas. « Je » pas vraiment non plus. Il n’y a que des images de soi, des stéréotypes de ce qu’il ou elle souhaite incarner.
Si on veut résister aux dynamiques de pouvoir, il faut cesser de présupposer les réactions et même les organes de nos hôtes
Une femme avec un pénis. Une femme avec un vagin. Un homme enceint. Une femme dont la poitrine n’a pas de terminaison nerveuse. Prendre du plaisir depuis la nuque. Un homme aux tétons érogènes. Des frissons derrière les genoux. Différentes zones apprivoisables (ou pas) pour la sexualité. Déesse merci, il n’y a pas (encore) de mode d’emploi pour baiser une personne non binaire.
Moi qui suis une personne blanche, perçue comme valide, assignée femme et ayant largement subi la contrainte à l’hétérosexualité, je constate que j’ai besoin des corps visiblement hors normes pour voir que tous les corps débordent les normes. Et sans les fiertés des sexualités dites marginales, je n’aurais jamais pu reconnaître que ma sexualité débordait la norme hétérosexuelle, ce qui est probablement le cas de toutes les sexualités. Admettons que si l’hétérosexualité existe bien en tant que régime politique, en tant que sexualité ça n’existe pas. Il n’y a pas de mode d’emploi pour la rencontre sexuelle, pas de but, rien à performer, pas même de nécessité à jouir. Il me semble que la seule chose qui doive former le cadre de cette expérience c’est la vérification régulière du consentement partagé.
Mon hypothèse est que la rencontre sexuelle, c’est créer une terre qui restera inconnue
Inconnue, mais non secrète ni incompréhensible ou mythique comme l’est « l’infracassable noyau de nuit » de ce misogyne d’André Breton. Ce serait plutôt un territoire que les partenaires créent en l’expérimentant. Territoire que l’on ne peut cartographier car sa matérialité ne s’éprouve que dans le temps de l’expérience et qu’il ne sera jamais retrouvé tel quel après cette expérience. C’est ouvrir et fermer un monde. Une tranche de temps.
Je pense à cette aisselle qui accueille un doigt dans le «Portrait de la jeune fille en feu » de Céline Sciamma. Je pense au corps sexuel qu’énoncent Maeve et Isaac (qui est en fauteuil) dans la saison 3 de Sex Education. On n’a même pas besoin d’être deux, un corps biologique et un vibromasseur c’est une rencontre déjà. Hic Sunt Dracones.
Ce serait quelque chose qui se tient dans le préfixe « trans », le passage, l’encore trouble, le métamorphique, l’entre-deux, le souple. Je crois qu’il y est question d’intranquillité, d’une reconfiguration toujours en cours, de formes qui se métamorphosent dès qu’on croit les saisir. Jamais de fin, juste de l’expérience. L’identité y disparaîtrait, non qu’elle s’y dissolve comme dans le bouddhisme, mais parce qu’elle se repositionnerait sans cesse, et sans doute par à-coups irréguliers, pour que même au rythme de la transformation on ne puisse s’habituer.
Peut-être qu’une métaphore de la rencontre sexuelle pourrait être cette zone sans possibilité de contour où le sable est mouillé et l’eau sableuse, où les vagues et la plage se rencontrent, les coquillages y deviennent des fragments de nacre et puis du sable, et le mouvement de la mer dessine des lignes qui s’effacent et se redessinent. Ou encore, ce moment où la brume monte depuis le sol sur les herbes qui, fondues dans l’humidité, évoquent des fantômes ; et si nous voyons ces fantômes, ce que notre présence parmi eux dit de ce que nous sommes à cet instant, en cet instant seulement.