Ici vivent les dragons

Une demie vie était passée déjà.

J’avais usé les bancs des écoles, les tabourets des bars, yeux, foie, les fauteuils de bureau, patience, les housses de canapé, je m’étais levée, j’avais parcouru des rues, des montagnes et des champs, effleuré des pays, pris des voitures, des bateaux, des avions, j’avais fouillé les marges, goûté au luxe comme à la pauvreté, démoli tout ce que j’avais, des kilomètres de chaînes et boulets, nom prénom carte d’identité, risqué des amitiés, perdu souvent, pleuré, pleuré, j’avais aimé, je m’étais trompée, j’avais aimé encore, j’avais rêvé, fait des tas de projets, essayé, perdu, perdu, perdu, je m’étais relevée, j’avais désiré encore plus fort, échoué encore plus fort, un pied devant l’autre, je marchais encore alors, j’avais retraversé cette chienne de ville pour
rejoindre, au port, un entrepôt dont on racontait, qu’au déchargement des navires, il mutait en chambre des merveilles.

J’y croyais, mollement. Mais j’espérais y dénicher un os à ronger, quelques couleurs, de quoi assaisonner le long écoulement des jours et peut-être draguer, deux ou trois caresses à emporter.

Je m’ennuyais.

C’est que, désossés sur le marché de l’art, les vieux trésors princiers avaient abandonné le merveilleux aux portes des musées, et les cornes de licorne, une fois réintégrée la bouche des narvals, n’avaient plus jamais guéri personne.

Voilà.

La guérison est devenue la médecine, une bourse dans la chimie, l’autre dans la boucherie. Tous les savoir-faire ont été traduits en formules inscrites dans les mêmes feuilles de calcul que des valeurs d’assurance et des masses salariales auxquelles il faut toujours soustraire au moins quelques minutes de pause pipi car il y a des stocks à épuiser, de gros volumes de parapluies, de machines à coudre et d’enfants, des usagers, des déchets, des téléphones, des administrés, des colonnes de chiffres incantatoires qui aplatissent le vivant entre l’abscisse et l’ordonnée, en pressurent la sève qui écoule son jus noir jusqu’au fond infracassable des océans.
Hic Sunt Dracones, indiquaient en latin les anciennes cartes pour désigner ces territoires, toujours inexplorés.

[…]

Récit-poème en quête d’une éditeurice, 2020, 178 pages