Je définis ma pratique comme politique. Je ne devrais pas avoir à le faire car tout ce qu’on fait est politique ; pas seulement l’art, mais l’art aussi donc. Je me demande toujours quel monde je cherche quand je fais quelque chose plutôt que rien.
Ce monde n’étant pas le capitalisme, j’ai peu d’intérêt pour la fabrique du marché de l’art contemporain, même si j’apprécie à l’occasion l’effet waow de certaines pièces, comme j’aime les fêtes foraines et regarder Game of thrones.
Je ne pratique pas l’art contestataire.
Comme toustes les artistes, je fais des prothèses, des outils pour augmenter notre perception du réel. Ce qui m’importe, c’est savoir quel réel j’augmente.
Mettons, ma pièce, c’est du Botox®. Elle produit probablement une expérience satisfaisante, comme palper un gros paquet de cash. C’est boursoufler la place déjà bien fat prise par cette partie du réel qu’est le capitalisme. Que mon Botox® se présente comme « éco-responsable » n’y change rien. Je ne nie pas le plaisir, je dis que proposer un truc botoxish c’est renforcer l’étai du capitalisme par une image déformée de ce que serait la jeunesse. Toujours l’œuvre d’art est une prothèse, mais souvent c’est une œillère.
Je fais artiste comme dans « faire un métier ». Je fabrique des prothèses qui modifient les possibilités de prises sur le réel. Moi je veux le faire tanger ce réel (comme dans « prendre la tangente »). Ne pas chercher à modifier nos prises, c’est participer – de fait – aux dominations à l’œuvre. Y a pas moyen d’échapper au fait politique, y a pas de « nous » artistes.
Comme pour l’instant « normal », c’est la bourgeoisie ; une prothèse qui propose des prises en dehors de ça, se fait voir pour ce qu’elle est, et une prothèse au début, c’est galère. Faut s’accorder, s’arranger. Tout ça est fragile, un peu ridicule, un peu émouvant, un peu dérangeant. Y a pas d’effet waow, parfois des épiphanies. J’ai souvent parlé de position diplomate pour définir ma pratique mais, ça a plus avoir avec une traduction. Déso pas déso les obsédé·es de la nouveauté. Je reprends la figure de la traduction parce ça vient avec la certitude que quelque chose échappe toujours. Entrer dans la langue de l’autre, ça exige du temps et des efforts, et ça permet d’expérimenter d’autres prises au monde que la sienne. Ça nous modifie. Et puis la langue, c’est aussi une prothèse.
J’ai été appareillée à 40 ans pour une déficience auditive congénitale. Avant, j’ai vécu un monde qui nécessitait d’infinis efforts pour comprendre les autres, et où il y avait beaucoup moins d’oiseaux. Dans le monde d’après, les conversations me laissent désormais assez de jus pour constater que c’était décevant, mais j’ai plus envie de chanter.
Je pratique l’art. Dans le sens, j’y entraîne tout mon corps. Je me glisse dans des interstices où j’observe-participe. Observer, ça nous fait quelque chose à moi et à l’autre, pas nécessairement la même chose mais ça relationne. Ça m’oblige à suspendre mon jugement déjà. Sinon je peux pas espérer discerner les prothèses de l’autre. On s’interface, plus que trait d’union, comme on est toustes toujours déjà prises dans masse de liens plus ou moins aveuglés.
Ma pratique c’est faire corps sensible, se positionner soi même comme prothèse capable de faire apparaître des formes (images, récits, performances…) qui sont aussi des prothèses pour nous accorder.
Ces formes ne surgissent pas du néant. Je puise dans les sciences humaines, dans certaines littératures, des musiques, et dans le travail des autres plasticien·nes qui peuplent mon vocabulaire, sans quoi je serai bien incapable de générer la moindre forme. J’en ai plein les poches.
Mon corps est une forme qui fait des formes qui font des traces qui sont des formes. Ça ne produit pas des re-présentations de quelque chose qu’on pourrait distancier dans le blanchiment opéré par le marché. Au contraire. Les formes générées sont la trace de quelque chose qui a eu lieu, qui était suffisamment important pour qu’on en garde trace ; une mémoire destinée à être partagée, portée collectivement, une empreinte à revivifier comme on verse le sang dans les écritures gravées pour refaire la parole performative, comme les voix du rap font l’attentat verbal qu’on ne peut pas décrire seulement être percutées par.
Des formes qui nous obligent. Et si c’est à détourner la tête. Ça te regarde.