En entrant dans l’espace d’exposition, nous tirons au sort un pouvoir. Le temps de notre visite nous sommes critique d’art, gardienne d’ambiance, protectrice des œuvres ou encore gardienne de la propreté des sols. Choisir d’exercer notre pouvoir c’est assumer notre part de responsabilité dans l’événement, sortir d’une posture de consommation qui nous prive d’autonomie et de raisons d’aller vers les autres, c’est retrouver des moyens pour tisser une communauté. Rien d’obligatoire cependant, on peut changer son pouvoir si on n’est pas à l’aise avec, ou choisir de ne pas participer. On peut aussi échanger son pouvoir avec une autre personne.
A gauche : Et de nos bouches sortent des diamants, des crapauds et des rires, 28 septembre 2019, chapelle des Cordeliers, Crest (Drôme). A droite : Jeune création 70, du 12 au 26 septembre 2020, galerie Thaddaeus Ropac Pantin
J’ai initié ce dispositif pour Et de nos bouches sortent des diamants, des crapauds et des rires1, une journée de rencontres et de performances que j’ai créée dans la Drôme en septembre 2019. Il s’agissait de favoriser les rencontres, de susciter peut-être des envies de performer, co-créer quelque chose qui puisse devenir une sororité où chacune puisse prendre et donner selon ses savoirs et besoins. Un projet de société en somme.
Pour imaginer ces pouvoirs, je me suis appuyée sur plusieurs ressources : mon savoir-faire en gestion d’espace domestique acquis dans ma socialisation comme femme ; mon expérience au sein d’un collectif citoyen utilisant des outils de démocratie participative ; ma lecture de la sorcière et militante écoféministe américaine Starhawk2 qui identifie six rôles (idéalement tournants) structurant le fonctionnement des groupes : facilitatrice, guetteuse d’ambiance, prêtresse, pacificatrice, médiatrice, coordinatrice. Enfin, je me suis placée dans la lignée de l’artiste Judy Chicago3 qui, lorsqu’elle crée un groupe de travail d’artistes femmes – qui deviendra la Womanhouse en 1972 – reconnaît la nécessité d’élaborer un nouveau discours critique, depuis l’intérieur du groupe, à la place du point de vue surplombant et patriarcal sur lequel s’appuient encore le marché de l’art et les institutions culturelles. Avec Jeune Création, nous avons ensuite revu et modifié les rôles pour les adapter aux spécificités de cette 70e édition.
Proposer à chaque entrante de prendre un pouvoir sur l’événement produit plusieurs effets. C’est d’abord remettre à plat – sur le même plan – les rôles nécessaires à la tenue de l’événement : le travail habituellement invisibilisé, le nettoyage par exemple, y vaut la critique d’art. C’est ensuite manifester notre confiance a priori en accueillant chaque être humain comme membre déjà à part entière d’une communauté qui compte sur et pour elle. Alors, il y a à regarder éclore les bonnes volontés et des solidarités se tisser. Aussi, dès que l’experte n’est plus seule autorisée à faire ou à dire, d’autres peuvent produire des manières surprenantes, des références vivifiantes. C’est élargir les possibles, sans oublier que cette redistribution des rôles est, en elle-même, un exercice de pouvoir (toujours critiquable).
Tous les pouvoirs sont au minimum doublés. Il y aura des ratés, c’est tant mieux. Notre communauté favorise l’essai, fait de la place pour l’erreur, le repentir, trouve ça humain de changer d’avis, accueille l’action non immédiatement productive. À travers ce dispositif, nous espérons favoriser la souplesse et la fluidité des rôles, des pouvoirs, des genres, nous réagençons les ordres de valeur, revisitons les symboles, espérons inventer enfin des économies qui profitent à l’ensemble des êtres vivants. Que nos processus et conditions de travail incarnent les valeurs que nous défendons dans nos œuvres !
Pendant le temps de cette 70e édition, avec et malgré la dynamique de gentrification dans laquelle nous sommes prises, nous disposons d’un interstice pour faire pousser les « mauvaises » herbes, planter quelque chose d’assez puissant pour fissurer le béton, faire germer un écosystème artistique mieux capable d’assurer, au-delà de notre survie, notre bien-être ; où la richesse mieux partagée permettra que s’entendent les histoires jusque-là silenciées de la majorité : artistes femmes, pauvres, racisées, transgenres, présentant une diversité fonctionnelle, et j’en oublie sûrement. Toutes voix qui nous manquent pour faire un environnement plus respirable. Des fictions qui changent le monde. Soyons compost et rivière, débordantes, gonflées, assumons notre « bon » et notre « mauvais » goût, nous sommes les accueillantes, grouillantes, fertilisantes, reliées d’un bout à l’autre de la planète par les ronces et le wifi, nous sommes celles qui dansent au bord de la catastrophe et de nos bouches sortent des diamants, des crapauds et des rires.
1 www.jeunecreation.org/et-de-nos-bouches-sortent-des-diamants-des-crapauds-et-des-rires-journee-de-rencontres/
2 Starhawk, Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique, Paris, Cambourakis, 2015.
3 Judy Chicago, Through the Flower, Paris, Les presses du réel, 2018.
Ce texte a été publié dans En Être, Journal de la 70e édition de Jeune création, septembre 2020.