L’infracassable noyau de nuit* (soi-disant)

Depuis quelques années je ne baise plus tellement. J’ai plus envie. Le sexe est devenu chiant. C’est que la sexualité a perdu de sa superbe depuis que j’ai regardé dedans.

On a cru que la sexualité « libérée » c’était la liberté. On, c’est la classe moyenne, en Europe, en France d’où j’écris. Mais telle qu’elle nous a été transmise, la sexualité reste un outil d’oppression. Pas un territoire.

La sexualité a été, est toujours, prodigieusement instrumentalisée pour soumettre les corps. Quand je dis corps je pense au corps en entier, avec son cerveau à l’intérieur. Je pense en particulier aux corps féminins et aux corps récalcitrants à la norme : lesbiens gays bis trans queers intersexes et asexuels, mais aussi quoique beaucoup moins brutalement, aux corps d’hommes blancs cis hétéros. Je serais curieuse de savoir dans quelle mesure l’oppression par la sexualisation à outrance a augmenté en proportion de l’accès des classes moyennes aux études supérieures. L’outil d’oppression a changé de forme mais pas de fonction. C’était un couperet, c’est devenu une nasse, un filet qui s’est refermé sur nous.

C’est que la société capitaliste a besoin de maîtriser les corps parce qu’ils sont la ressource première qui produit de la force de travail et qui assurent sa reproduction ; et aussi parce que ce sont les corps qui consomment les produits du travail. Travailler-consommer c’est le même mouvement. On produit des corps anthropophages et ce qui reste sert à l’accumulation de capital. Or l’un des instruments capables de convaincre les corps d’avoir « naturellement » envie de travailler-consommer, c’est l’hyper sexualisation.

On peut, peut-être, schématiser les usages de la sexualité comme ça : un premier usage qui serait celui de la reproduction de l’espèce ; un second qui servirait la reproduction toujours mais à des fins d’accumulation de patrimoine pour un clan ; un troisième qui serait celui du désir où le consommateur identifié à l’objet consommé est toujours frustré, soit la nasse dans laquelle nous sommes coincées ; et j’espère, un quatrième usage qui serait celui du plaisir.

Dans la réalité de l’expérience, ces usages coexistent parfois mais il me semble que, selon les époques, tous n’ont pas la même puissance. Par exemple, la reproduction de l’espèce humaine, en situation de crise écologique, paraît devoir être moins prégnante, pour ne pas dire anachronique. Je ne sens pas le besoin impérieux de me reproduire, comme pour manger, chier ou dormir.

Michel Foucault décrit, dans La volonté de savoir, qu’au XIXe siècle en Occident, sous couvert d’interdits dictés par la morale ou la médecine, le discours sur le sexe prend tellement d’importance qu’il redessine les corps, toujours scrutés, puisque toujours susceptibles de sexualité toujours jugée déviante. On crée ainsi des corps de femmes, de personnes racisées et d’enfants hypersexualisés par des regards d’adultes cis hétéros blancs qui projettent – y compris sur les enfants donc, leur sexualité d’adulte.

Nous continuons d’hériter de ça.

De l’enfance, je garde des souvenirs de bains de mer, sable et rochers chauds, peluches, corps, frottements divers. Le monde était alors généreusement pourvoyeur de plaisirs sexuels sans qu’il y ait de limite entre sensualité et sexualité, ni de frontière bien nette dans les interactions possibles entre mon corps et le reste du monde. Définir quelques garde-corps était nécessaire mais, mon entrée dans la sexualité dite adulte – et cela supposait de l’hétérosexualité – a réduit à peau de chagrin ce qui était vaste.

Pourtant, je l’ai ardemment souhaitée. Parce que l’entrée dans cette sexualité promettait d’ouvrir une autre dimension de l’existence, plus intense et que j’identifiais à la vraie vie qui devait commencer. Il y avait là quelque chose qui se donnait comme radical, on entrait en sexualité et on ne revenait plus jamais en arrière. On n’était plus jamais vierge. On l’avait fait.

L’enjeu identitaire – devenir cette personne cool et désirable qui l’avait fait qui le faisait – a pesé assez lourd pour que je ne m’aperçoive pas avant longtemps que c’était une réduction drastique du champ du plaisir. Je ne m’en suis pas aperçue aussi parce que le mot « sexualité » n’a pas été utilisé pour décrire mes plaisirs enfantins. On m’a appris que la sexualité c’était papa dans maman et que de cela je devais avoir envie – mais pas maintenant – mais pas comme ça – mais sans que ça se voit – mais que ça se voit un peu quand même et cætera.

Dans mon entourage proche, je n’ai pas subi ces descendants des directeurices de conscience et autres spécialistes es culpabilité dont parle Michel Foucault, peut-être parce qu’il n’y avait pas d’homme parmi mes proches et que j’ai grandi dans une classe moyenne encore bien collée au populaire. On était moins surveillées que les petites bourgeoises. Mais j’ai hérité quand même de ce discours à travers la culture, qu’elle soit mainstream ou distinguée. De ce point de vue, je suis le produit typique de ma classe car, si j’étais et suis restée peu sensible à la culpabilisation, en revanche, j’ai bien hérité du désir de devenir quelqu’un, que ma place dans le monde soit légitimée, d’être désirable. Comme si être là, respirer, ça ne suffisait pas. Et en effet, en milieu capitaliste, ça ne suffit pas. Il faut travailler.

Peut-être que les directeurices de conscience évoquées plus haut espéraient réélargir leur propre carte sexuelle aux dimensions de l’enfance perdue lorsqu’ils et elles officiaient bien abritées derrière leur bien-pensance, le « normal » de l’époque. Pourtant, ces adultes ne pouvaient pas ne pas savoir que parler de sexe c’est déjà faire du sexe. C’est pour ça qu’on n’a pas envie de parler de sexe avec ses parents – précisons au passage que parler de reproduction sexuelle ce n’est pas parler de sexe mais de biologie, tandis que parler d’agression sexuelle c’est parler d’agression.

Et justement, imposer une conversation sexuelle à des personnes que l’on domine par l’âge et/ou le statut social, c’est une agression. On parle de gens qui jouissent, que ce soit dans leur cerveau leur culotte ou les deux, de leur pouvoir d’imposer à l’autre leur propre vision du monde : leur érotisme confit dans des dynamiques de pouvoir.

L’interdit sexuel s’est transformé en injonction, les deux faces de la même médaille au caca

Aussi, je ne crache pas dans la soupe et quand je pense aux personnes, aux femmes, et en particulier aux lesbiennes, qui ont mené ce qu’on a appelé la « révolution sexuelle » je ressens de la gratitude.

Il fallait faire un gros doigt à la société des années 60 et évidemment que nos parents et grands-parents ont eu besoin de se débarrasser du regard insistant de la famille, de l’état, du curé sur leurs culs. Et tant mieux pour nous qui avons depuis – pour les plus privilégiées d’entre nous – un peu plus de facilité à s’entre-sucer les unes les uns les autres.

Cependant l’oppression par la sexualité est toujours là, parce que si on a changé de mœurs, on n’a pas changé de modèle économique : le capitalisme a toujours besoin de reproduire la force de travail et pour cela l’instrumentalisation de la sexualité reste efficace. Il faudrait toujours pouvoir se rappeler que ce n’est pas la sexualité qui est visée mais le pouvoir qu’elle donne sur les corps.

J’imagine (enfin j’espère) qu’aujourd’hui on a moins besoin de nous faire nous reproduire ; même si on ne sait pas comment financer les retraites. Je ne sais pas si devoir baiser sous contrat de mariage est toujours aussi important pour les familles bourgeoises. En revanche, je suis certaine qu’il reste crucial pour la société capitaliste que nous consommions plus, d’où la prévalence de cette expression stupide : « pouvoir d’achat ».

Maintenant, en France, et j’imagine dans tout le monde post-industrialisé, plutôt que de nous interdire telle ou telle pratique depuis l’extérieur, on a un petit juge intérieur sadique qui nous répète que nous n’en faisons pas assez, que nous ne sommes pas à la hauteur. La pression sociale n’est plus exercée par les notables de la Cité depuis l’extérieur, elle s’est métamorphosée en algorithmes directement intégrés à nos cerveaux. On est douchées par un flux continu de possibilités, d’applications, de nouveautés, d’opportunités. On fait ce qu’on peut pour les saisir mais quoi qu’on tente on ne jouit pas assez, pas assez souvent, pas assez fort, pas comme il faut, pas avec les bonnes personnes, pas dans les bonnes positions ; chacun, chacune, on n’est pas assez, pas assez désirée, pas assez désirable et c’est notre faute, notre responsabilité toujours individuelle.

Alors ? Alors on consomme pour s’améliorer : plus d’applications, d’épilations, de sex-toys, de colorations, de paillettes, de clubs, d’alcools, de putes, de restaurants, de salles de sport, de vêtements, de vins naturels, de tatouages, de n’importe quoi pour augmenter notre taux de désirabilité sur le marché de la baise. Pour toute une partie de la société – qu’on va dire progressiste bien que le mot soit problématique – l’interdit sexuel s’est transformé en injonction, les deux faces de la même médaille au caca.

Il ne s’agit pas uniquement – et peut-être même pas du tout – de désir sexuel (quelque savamment interdit/entretenu qu’il soit), c’est plutôt une question de validation. Le désir, c’est le désir dans le regard que les autres posent sur nous. Pas le désir sexuel que ces autres pourraient avoir à notre endroit mais le désir d’être nous. Ce n’est pas une question de sexualité mais plutôt de fragilité : est-ce que mon existence vaut le coup ? Est-ce que je suis reconnue comme une personne qui compte ? Est-ce que je suis digne d’amour (que je confonds avec l’envie et l’admiration) ? Est-ce que je vaux plus ou moins que le voisin ?

On a appris qu’une des voies pour obtenir la reconnaissance, c’est la sexualité. On a appris aux corps identifiés comme féminins à désirer être pris et aux corps identifiés comme masculins à désirer prendre. La répartition genrée binaire est problématique, le principe de base l’est encore plus. Il faudrait prendre ou se faire prendre pour se sentir valable comme être humain ? A minima, être tenue par cette tension, ce désir, en permanence ?

Tant qu’on est préoccupé de ça, on est comme des chiens qui courent après leur queue, on ne se demande pas ce qui nous rendrait heureuses et heureux. Et en cela nous héritons peut-être aussi de ce que Michel Foucault pointait encore dans La volonté de savoir : qu’au XIXe siècle la sexualité était devenue le lieu d’une vérité de l’identité (qui devait être « avouée » par la religion puis la psychanalyse).

En tant que groupe humain on pèche au sens premier du mot : on manque la cible. La « libération sexuelle » a certes permis d’à peu près se débarrasser d’interdits crétins mais elle l’a fait en continuant à croire l’histoire de la sexualisation à outrance. Ce qui fait qu’on s’est coincé dans le champ sexuel, coincées dans un interminable tour de manège pour attraper la queue d’un Mickey imaginaire. C’était fun au début et puis c’est devenu triste et on a un peu mal au cœur.

La sexualisation avale en quelque sorte toutes les autres modalités d’être au monde

D’interdits en injonctions, la sexualité reste un domaine fortement contraint. Et pourtant, contrairement aux mythes sociaux dont on est abreuvées, il me semble que c’est un domaine où rien n’est définitif mais plutôt toujours souple malléable fluide changeant. Par exemple, il y a mille et une premières fois possibles, sérieusement personne n’est vierge. C’est l’opprobre sociale qui menace d’être définitive et cela n’a rien à voir avec le champ de l’expérience sexuelle en elle-même.

La sexualité pourrait être comme un bac à sable, l’endroit où faire l’expérience d’un premier pas de côté par rapport aux injonctions sociales, où essayer d’aller vers ce qui nous rend nous personnellement heureuses et heureux, et si ça se trouve c’est plutôt de faire du macramé ou de passer tous ses dimanches en rêveries érotiques sans jamais passer à l’acte ou bien s’envoyer tout le quartier (consentant) peu importe. L’essentiel c’est de constater que rien ne s’écroule si on s’écarte des chemins tracés ; et répliquer cette attitude à l’ensemble des champs de notre vie.

Qu’est-ce qui nous rend vraiment heureux heureuses ? Qu’est-ce qui nous procure du plaisir, plutôt que de l’excitation ? Et des fois c’est de pénétrer un rayon de soleil (est-ce que c’est une pratique sexuelle ?).

Ceci dit je comprends qu’on soit restées collées au champ sexuel. Parce que cette cohorte délirante d’interdits détaillés avec une gloutonnerie qui ne dit pas son nom et qui a accompagné la surveillance de la fonction sexuelle, a alimenté et fait grossir une énorme puissance de désir. Puissance qui me semble totalement déconnectée de la réalité de l’expérience sexuelle, même dans ses versions les plus affriolantes, car elles ne sont hautement excitantes qu’en tant qu’elles ne sont pas vécues. Après, il y a des corps, de la fragilité, des ratés.

Nos histoires nos romans nos films transmettent encore et toujours ces désirs grossis par la frustration de milles propositions sexuelles, toujours affleurantes, toujours sur le point de déborder le réel, mais toujours empêchées ; soit qu’on n’y ait concrètement pas accès, soit que la réalisation soit entravée de culpabilité ou simplement décevante. Aussi ce qu’on a libéré à la « libération sexuelle » c’est d’abord une énorme puissance désirante. Or le désir, c’est l’un des principaux ressorts du capitalisme.

On se retrouve donc dans une situation où la sexualisation avale en quelque sorte toutes les autres modalités d’être au monde. Nos fantasmes ont gonflé jusqu’à former un continent qui est une ombre projetée sur nos perceptions du réel. Cette usine à fantasmes nous la confondons avec le territoire de notre liberté. Ce n’est pas qu’individuellement nous échouons au festival du cul, c’est que les plaisirs promis, toujours remis, relèvent de la réclame publicitaire. Ils n’existent pas. La vie sexuelle à paillettes a autant de réalité que le personnage de Vico, roi de la pomme de terre, que j’avais été très déçue de ne pouvoir rencontrer quand, vers cinq ou six ans, quelqu’un m’avait expliqué que ce que je regardais était une publicité et que ce rigolo monsieur patate n’existait pas.

Je me demande si on n’est pas en train de noyer le poisson sous les paillettes.

« Vivre sexuellement libre est la dernière étape pour vivre complètement libre. », j’ai piqué cette phrase sur un compte Instagram connu. La célébrité en moins, je suis certaine d’avoir prononcé ce genre de sentence en mon temps. Je l’ai notée parce qu’elle résume bien l’ampleur du malentendu.

Déjà parce que nous ne serons jamais complètement libres. Nous les êtres humains sommes et resterons soumis aux nécessités de l’existence : boire, manger, dormir, avoir un toit sur la tête, pouvoir se chauffer quand il fait froid, se soigner quand on est malade. La contrainte revient tous les jours, quoi qu’on fasse, qu’on baise ou pas. La relative distance qu’on peut mettre entre soi et la nécessité tient quand même beaucoup plus à l’argent et au régime politique qu’au sexe.

Ensuite ce genre de formule tend à réduire la sexualité à une affaire de développement personnel, et donc à nous isoler les unes les uns des autres. Je pense qu’il serait plus pertinent d’affirmer qu’on a plus ou moins envie de se relier – y compris mais pas uniquement par de la sexualité – à d’autres que nous-même, pour créer des espaces où apparaître en tant que sujet porteur d’autres mondes possibles. Dans cette perspective la sexualité n’est sûrement pas l’ultime étape. Mais la première peut-être.

Je n’ai plus besoin de me faire prendre pour savoir que j’ai de la valeur

A ce stade, je vais préciser que je viens du féminisme pro-sexe. Je suis persuadée qu’il y a une résistance sociale à tenir qui peut commencer par le champ sexuel. Ce qui ne sonne pas tout à fait pareil que « révolution sexuelle », qui semble vouloir nous faire faire les JO du cul.

Pour cette résistance, le sexe pourrait être un domaine important parce qu’il se trouve que c’est un des endroits où l’on peut le mieux voir les enjeux de pouvoir à l’œuvre dans la société. C’est pourquoi je pense le plus grand bien du BDSM, dont il me semble par ailleurs que la transgression réside exclusivement dans l’énonciation claire qui y est faite des jeux de pouvoir et non dans ses pratiques. Lorsque j’ai exercé ponctuellement le travail du sexe c’était en tant que Domina. J’ai aussi vécu des années de relations hétérosexuelles vanille tout ce qu’il y a de normé. Aujourd’hui, je n’ai plus de désir sexuel ou, pour être plus précise, je ne ressens plus cette urgence sexuelle du désir. Et je devine que c’est parce que je n’ai plus besoin de me faire prendre pour savoir que j’ai de la valeur. Quant à prendre les autres, je sais performer l’excitation contre rémunération.

C’est d’ailleurs l’un des savoir-faire essentiels des travailleuses du sexe. Moins essentiel que la capacité à comprendre l’autre mais quand même. Entre autres compétences, les travailleuses du sexe sont des spécialistes du désir sexuel. On ne nous interroge pas assez. Sinon on pourrait expliquer que, la plupart du temps, ce désir c’est d’abord une question d’accessoires, une langue si extraordinairement pauvre qu’elle évoque plutôt un ensemble de réflexes conditionnés : rouge à lèvres, talons, décolleté. Et c’est d’ailleurs parce que c’est évidemment un réflexe conditionné formé par l’ensemble d’une société, qu’on ne nous interroge pas. Pourtant on en aurait à dire sur ce qui pousse sur le corps capitaliste et qui me fait penser que la marge sexuelle n’est peut être pas celle qu’on croit.

Les travailleuses du sexe sont l’envers de la sexualisation à outrance des corps, celles qui tirent un avantage économique de cette situation. Avantage qui se paye très cher en réprobation sociale, maltraitances administratives diverses et donc en précarité. L’insécurité de cette profession est orchestrée par l’État. Ce qui permet de nous utiliser comme épouvantail sexy – aucune transgression donc nous sommes en effet un rouage utile, dans une multitude de fictions destinées à dresser les jeunes filles à ne pas sérieusement employer le seul « pouvoir » avec lequel elle sont gavées comme des oies : le pouvoir de séduction. Un sous-pouvoir. Comme le pouvoir d’achat. Comparons-les, pour rire un peu, au pouvoir économique ou de police.

Quand j’ai commencé à parler BDSM autour de moi, la plupart des gens m’objectait qu’ils auraient bien trop peur de ne pas pouvoir retrouver une sexualité normale. Comme si après avoir pris deux ou trois coups de martinet on basculait pour toujours de l’autre côté du miroir. Mais il n’y a pas d’autre côté du miroir, avec ou sans martinet, on ajoute une expérience de la vie à une autre et les jours continuent inexorablement de succéder aux jours en attendant la mort.

La réalité de l’expérience quotidienne est beaucoup plus prosaïque que le fantasme. Prenons exemple dans un autre champ ; parmi les masterpieces de la hype auxquelles je n’ai pas eu accès, il y a eu la série Twin Peaks qui passait sur une chaîne payante. J’en ai donc entendu parler, ça avait l’air sulfureux, difficile à suivre et j’imaginais une sorte de nectar réservé à une caste de semi-Dieux de l’Olympe seuls capables de l’apprécier. Un peu comme le BDSM. Et puis j’ai vu Twin Peaks. C’est une chouette série, mais ce n’était donc que ça. Le sexe – même kinky – c’est pareil, une expérience plus ou moins chouette.

Mais plutôt qu’avec nos expériences, nous cheminons avec une hypertrophie de désirs que nous désignons improprement comme sexuels. N’est-il pas étrange que le mot désir renvoie immédiatement au sexuel alors qu’il existe une infinité d’autres désirs : finir ce bon livre, profiter du soleil, manger du chocolat, danser, câliner le chat, etc. N’est-il pas étrange que « désirant » soit un quasi-synonyme de « vivant », alors qu’on peut vivre sans désirer, mais pas sans dormir. N’est-il pas d’autant plus intéressant que ce glissement de langage intervient alors que nous avons placé la vie au sommet de l’échelle des valeurs ? ça n’a pas toujours été le cas, dans l’antiquité je crois bien que c’était plutôt la liberté.

Mais, même alors, je mets ma main à couper que ce que les humains autorisés recherchaient en faisant publiquement exercice de leur liberté, c’était la reconnaissance sociale, la validation. Et aujourd’hui qu’on s’est désigné la sexualité comme un horizon valable de reconnaissance, ce n’est pas tant le sexe que l’on désire mais toujours la reconnaissance sociale : l’avantage symbolique qu’il y a à pouvoir se remémorer, témoigner, raconter, et ainsi éprouver le désir, l’admiration, l’envie dans le regard des autres.

Ce que serait une sexualité qui ne soit ni l’endroit d’une validation personnelle, ni l’expression d’un jeu de pouvoir, une sexualité qui échappe au capitalisme

On s’en fout du sexe. Mais ce dont on ne se fout pas c’est cet énorme désir prodigieusement gonflé, toujours dégonflé, et qui irrigue en permanence toute la société, désir qui reste bien inconfortable dans son grand manteau de frustration et de culpabilité qui a simplement été retourné sur sa doublure.

En terme de réussite, la sexualité semble plus facile à obtenir que la richesse. Pourtant, comme la richesse, elle nous glisse éternellement entre les mains. Pour la richesse, c’est l’écart entre les classes sociales qui se maintient. Pour ce qui serait l’épanouissement sexuel, ce me semble être un leurre. La sexualité, plutôt qu’un podium à gravir, ressemble à un champ plastique, essentiellement expérimental, et c’est pourquoi ce n’est pas l’accumulation qui compte, ni les hauts faits, mais la finesse d’attention qu’on porte à l’expérience. L’activité sexuelle est très souvent en échec parce qu’on y cherche l’intensité de sensations d’un grand huit de fête foraine, on cherche à être rassurées par cette intensité même, et ainsi on rate le plaisir qui arrive par des signaux faibles.

C’est qu’on a été biberonnées au paradigme de l’éjaculation, du shoot. Quelque chose de très rapide : une décharge de plaisir immédiat dont la montée est aussi brutale que la descente. Ça va trop vite pour le cerveau humain mais c’est parfait pour créer un cycle de frustration. Ce modèle n’est pas réservé au porno, mettez la main dans un paquet de chips pour voir. Regardez le Jackpot des machines à sous, le bouquet final des feux d’artifices, l’effet que produit un MacDo : on a besoin de se faire péter le bide pour se sentir rassasiées et on a faim une heure après. Autant d’expériences et même de goûts qui ne laissent aucune place, ni à la nuance, ni au temps, et qui n’offrent pas grand-chose en matière de souvenir corporel, si ce n’est peut-être une vague nausée.

Ce modèle ne laisse aucune chance au plaisir. Il faudrait ne pas avoir peur du vide, de l’ennui, de perdre son érection, de passer à autre chose. Il faudrait avoir le temps de penser. On est tellement anxieux de désir qu’on manque l’arrivée du plaisir. Au mieux, on éprouve du soulagement. Et il est de courte durée.

Le rythme du shoot est visuellement satisfaisant, et c’est parfait pour du marketing. Mais dans l’expérience concrète, le shoot, comme l’éjaculation, ne s’accompagne pas nécessairement de plaisir. L’orgasme c’est d’abord une contraction musculaire, le soulagement d’une tension. On l’attend magique, le plus souvent c’est sympa, possiblement laborieux si on n’a pas de vibro sous la main.

On ne vient pas au monde en sachant parler. La plupart des enfants mettent 3 ans avant de formuler des phrases et beaucoup d’adultes gardent des usages plutôt limités de leur langue, et pour finir on meurt sans avoir fait le tour du langage. C’est pareil pour le sport, la musique, les mathématiques et sans doute pour toutes les activités humaines. Il n’y a pas de Graal à trouver en matière de sexualité. Et s’il y en avait un, il ne serait sûrement pas vanté par l’industrie capitaliste, et il ne pourrait pas être transmis par les réseaux sociaux ; pas à cause de la censure, mais à cause de leur format, de cette forme de gestion de l’attention faite pour l’action, le coup d’éclat, mais qui rend inaudible l’activité de la pensée. Et d’ailleurs si vous êtes arrivées jusque là… je suis impressionnée !

Le discours sur le sexe est toujours un discours de pouvoir et ce texte ne fait pas exception.

Je veux changer la narration bien sûr. Je veux modifier ce que signifie le mot sexualité. Rien de moins.

Je me demande ce que serait une sexualité qui ne soit ni l’endroit d’une validation personnelle, ni l’expression d’un jeu de pouvoir. Une sexualité qui échappe au capitalisme. Je voudrais qu’on parvienne à situer la sexualité sur le même plan que toutes les autres activités des êtres humains, à découvrir la part de l’activité sexuelle qui sait nous accueillir parmi le monde, plutôt que de nous y placer en concurrence comme si on était des téléphones portables en homepage d’Amazon (choisis-moi ! choisis-moi!)

Si c’est sexy comme une bouteille de coca, c’est que la transgression n’existe pas. Pour qu’il y ait transgression il faut qu’il y ait arrachement. C’est effrayant de ne plus pouvoir se pelotonner dans la conformité sociale, de se retrouver isolée à l’extérieur du nid (et ce même si à l’intérieur c’était ultraviolent). C’est douloureux pour l’individu isolé et, ou plutôt parce que, c’est dangereux pour le grand corps capitaliste. Ce corps qui échappe à la roulette du désir et de la frustration pourrait donner à d’autres… des idées. J’ai mis du temps à regarder en face mon absence de désir, ça me faisait peur. C’était plus facile de me dire que ça reviendrait avec un autre partenaire, mais c’est plus profond que ça.

A moins d’être grassement payée pour le faire, je n’ai plus envie de faire gonfler un désir prétendument sexuel sur un besoin de validation. Cela nous pousse à consommer n’importe quoi, or ce n’importe quoi est produit quelque part où cela entraîne probablement des souffrances humaines et animales, de la pollution, une réduction de la biodiversité. Cela nous pousse aussi à nous consommer les uns les unes les autres. Il ne servirait à rien de nier que nous sommes aussi des produits, mais nous ne sommes pas seulement cela.

A bientôt pour remodeler le champ lexical de la sexualité.

*L’expression est d’André Breton.